Totalitarismes et travail

Modifié par Estelledurand

L'idée selon laquelle l'homme est, par son travail, l'artisan de la réalisation de sa propre humanité, ne nous dérange pas de prime abord, moins encore lorsqu'on la retrouve, associée aux Lumières, pour justifier par cette responsabilité la nécessité d'une éducation du plus grand nombre.

Pourtant, l'histoire de la formule "Arbeit macht frei " [le travail rend libre], choisie comme slogan par le gouvernement de Weimar en 1928 afin de soutenir sa politique de travaux publics visant à résorber le chômage, en révèle le caractère éminemment problématique. Adoptée par le NSDAP lors de son accession au pouvoir en 1933, elle sera, forgée au-dessus de la porte d'entrée du camp d'Auschwitz, l'emblème de l'entreprise concentrationnaire nazie. Considérés, dans le cadre d'une théorie raciste, comme n'étant pas des humains à part entière et risquant de contaminer la race supérieure, les déportés étaient soit aptes au travail, et ainsi susceptibles d'une forme d'humanisation par la "rééducation", soit inaptes au travail, et directement envoyés à la mort au sortir du convoi qui les avait acheminés.

Nous retrouvons exactement la même formule, en russe, à l'entrée du SLON, le camp de rééducation par le travail des îles Solovski, dans lequel sera ensuite, à la fin des années 1920, pensé le système soviétique du Goulag : "Par le travail, la liberté !"

La même formule se retrouve encore dans le film d'animation réalisé par Paul Grimault en 1952 sur des textes de Jacques Prévert, Le Roi et l'oiseau : un roi tyrannique emprisonne l'Oiseau et le Ramoneur, mais promet leur libération à la Bergère, éprise du Ramoneur, en échange de sa main. Elle se sacrifie pour les sauver mais, au lieu de leur rendre leur liberté, le Roi les envoie travailler à la chaîne dans son usine. À la Bergère, qui se révolte, il dit alors : "Le travail, ma belle, c'est la liberté !"

Néanmoins, une différence essentielle sépare cet usage totalitaire de la "libération" par le travail, du sens que la philosophie des Lumières peut lui donner. En effet, il ne s'agit alors plus d'un travail de l'homme sur lui-même, mais bien d'une mise au travail forcé d'êtres considérés comme des sous-hommes par d'autres, qui se considèrent comme supérieurs. Par ailleurs, ce travail forcé est littéralement un "travail de bête", éreintant physiquement, rappelant la manière dont les bagnards étaient condamnés aux travaux forcés.

Du fait même qu'il soit forcé, le travail perd alors sa dimension humanisante, résidant justement dans la responsabilité qu'a l'homme à l'égard de ce qu'il fait lui-même.

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
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